Mystification dans les démonstrations d’arts martiaux

Depuis la nuit des temps les hommes ont eu à cœur de démontrer leur force dans des compétitions, tournois, ou autres démonstrations. Ces manifestations qui se sont développés parallèlement aux civilisations étaient généralement liées à des cérémonies religieuses et servaient à honorer et distraire les dieux.

Des origines mythiques

Au Japon, la plus ancienne trace de démonstration martiale se trouve dans le Nihon Shoki, écrit en 720 après J.C. . Il s’agit du récit d’un combat de la lutte qui deviendra plus tard le Sumo et qui eu lieu devant l’empereur Suinin la septième année de son règne, en 23 avant J.C..

Démonstrations pures et compétitions ayant souvent lieu simultanément furent liées dès l’origine. Si la compétition permet de déterminer qui, à un moment donné, est le meilleur dans un exercice, la démonstration permet de démontrer les spécificités d’un style ou d’une discipline.

Secrets militaires

On peut se poser la question de la pertinence de démonstrations dans les disciplines martiales. Véritables secrets militaires, les ryu étaient autrefois jalousement gardés par les clans qui en tiraient prestige et sécurité. Aujourd’hui encore, certaines écoles et traditions telles que le Katori Shinto ryu ou le Shinbukan Kuroda ryugi gardent dans leur enseignement un côté fermé hérité du passé.

Toutefois, qu’elles le fassent régulièrement ou très rarement, toutes les écoles, à ma connaissance, se prêtent à l’exercice de la démonstration. De Ueshiba Moriheï à Kano Jigoro en passant par Funakoshi Gichin ou Nakayama Hakudo, tous les maîtres célèbres sacrifièrent à ce rituel, même s’il est évident qu’il existe ou a pu exister des cas isolés d’adeptes ne vivant pas de leur pratique et qui n’ont jamais effectué de démonstrations malgré un niveau élevé.

Mystifications ?

Il m’est arrivé plusieurs fois lors de discussions avec des amis pratiquants de débattre sur la question de savoir si les maîtres cachent leur pratique réelle lors de leurs démonstrations. Voici mon avis sur la question.

Je prendrai comme exemple le cas de Ueshiba Moriheï qui est probablement avec Miyamoto Musashi l’adepte le plus connu des pratiquants.

Certains avancent que la pratique de maître Ueshiba en démonstration était en quelque sorte une mystification. Mon avis personnel est qu’il démontrait au contraire le niveau le plus élevé de sa pratique.

Le principal argument utilisé pour prouver la mystification est le fait que l’enseignement quotidien de maître Ueshiba était différent de ce qu’il démontrait en public. Il me semble évident que le niveau des élèves, mêmes avancés, de Osenseï était plus que loin du sien. On peut donc logiquement supposer qu’il leur montrait le chemin à suivre au quotidien et qu’il en montrait le résultat lors des démonstrations.

Un autre point est le fait qu’aucun de ses élèves ayant participé aux démonstrations n’a jamais mentionné qu’il chutait par complaisance. Pas même ceux qui prirent leur distance et émirent des critiques à son encontre tel que Toheï Koichi. J’ai eu la chance de rencontrer de nombreux maîtres qui furent ses uke et si la description de leur sensation peut varier, ils se rejoignent tous sur le fait qu’ils étaient contrôlés et projetés sans savoir comment.

Le travail extrèmement souple et presque "abstrait" de Ueshiba est à mon avis le véritable Takemusu Aïki. Et je pense qu’à haut niveau la plupart des disciplines martiales, tout du moins japonaises, ont cette forme.

Question d’éducation

Takeda Sokaku eu une vie totalement différente de celle de Ueshiba. Au-delà même du caractère il faut bien comprendre que leurs vies étaient aussi dissemblables que s’ils avaient été élevés à des siècles d’écart. Takeda était un samouraï et reçut une éducation en tant que tel. Il vécut la guerre civile et combattit à de nombreuses reprises, tuant plusieurs fois au cours de son existence.

Ueshiba, lui, était un fils de propriétaire terrien aisé et grandit dans une atmosphère religieuse.

Le premier était donc aussi méfiant et fermé que le second était confiant et ouvert et leur visage même, révèle cette différence. Et elle apparait logiquement dans leur pratique, la technique martiale pragmatique du premier se transformant en voie martiale spirituelle chez le second.

Takeda Tokimune rappelle que son père lui indiquait qu’il ne fallait transmettre la véritable efficacité qu’à de très rares personnes. Les techniques enseignées en Daïto-ryu étaient alors, et sont encore aujourd’hui, très carrées, reposant sur des leviers et la contrainte articulaire.

La pratique de Ueshiba qui passa par cet étape devint par contre de plus en plus souple avec une utilisation du vide de plus en plus importante. Et Takeda Tokimune qui précise que Ueshiba fut l’un des meilleurs élèves de son père, nous dit que celui-ci fut furieux qu’il enseigne ouvertement les secrets du Daïto-ryu.

Si l’on rapproche cela de la pratique très souple de maîtres de Daïto-ryu comme Okamoto senseï ou Sagawa senseï, on peut en déduire que le plus haut niveau de la pratique, en Daïto-ryu comme en Aïkido, est extrèmement souple et ne repose pas sur des leviers ou contraintes articulaires. Qu’il faille passer ou pas par ce type de pratique pour y arriver est un autre débat…

La réflexion de Takeda Sokaku était justifiée car à l’époque où il grandit, la technique martiale était encore un outil de survie. De nombreux adeptes auraient donc pu voir dans une démonstration d’importants principes. Toutefois durant l’ère Meïji (1868 - 1912 ) la situation changea radicalement et les techniques martiales devinrent des voies de perfection, des méthodes d’éducation ou des sports. La nécéssité de limiter les démonstrations ou de mystifier les spectateurs avait donc disparu.

Seuls ceux qui savent regarder voient…

Lorsque la vie n’est plus en jeu, l’attention, qu’on le veuille ou pas, n’est plus la même. On sait qu’il y aura toujours une seconde chance et on regarde sans voir. Je ne crois pas que les maîtres Otake ou Kuroda par exemple, cachent ou changent quoi que ce soit. C’est inutile puisque seuls ceux qui savent regarder voient. Et ceux qui peuvent voir savent déjà…

Les gestes techniques ne sont probablement pas changés non plus. La raison toute simple est qu’il me semble puéril d’imaginer qu’il existe des mouvements imparables donnant une efficacité suprême.

Bien sûr il existe des détails qui ne sont connus que des membres de l’école concernant la distance ou la cible. Mais ce sont des points relativement anecdotiques comparés à l’essence de l’école. C’est d’ailleurs pour cela que même les traditions fermées n’hésitent pas à éditer des livres ou DVD, alors qu’elles restreignent la participation aux cours et n’acceptent pas les spectateurs. La forme extérieure n’est qu’une coquille et ces ouvrages ne sont de réelle utilité qu’aux membres de l’école en tant qu’aide-mémoire. Pour le reste, comme pour les démonstrations, seul un maître pourra voir en les regardant.

Le véritable secret réside dans l’utilisation du corps. Et c’est cet enseignement qui, aujourd’hui encore, est gardé précieusement dans certaines traditions.

Voilà quelques éléments qui m’amènent à penser que Ueshiba, comme les autres grands adeptes, livrait probablement dans ses démonstrations le plus haut niveau de son art.


 sport